Meer ruis

« Une pièce ourdie de vieux chagrins, écrite avec des larmes et du sang »

24/02/2023

Avec Long Day’s Journey into Night, Zuidpool présente une adaptation de l’une des pièces les plus légendaires du répertoire occidental. Le journaliste Jan Dertaelen s’est entretenu avec les créateurs Koen van Kaam et Jorgen Cassier.

Eugene O’Neill ne mâchait pas ses mots : Long Day’s Journey into Night est « une pièce ourdie de vieux chagrins, écrite avec des larmes et du sang ». Ce chef-d’œuvre autobiographique que le lauréat du prix Nobel a écrit à un âge mûr se lit comme une spéléologie de son âme. Depuis quelque temps déjà, il avait abandonné l’écriture, mais pour cette pièce, il a repris la plume.

Jorgen Cassier : « En effet, O’Neill avait déjà cessé d’écrire depuis un certain temps lorsqu’il a commencé à travailler à cette pièce. Je trouve cela très fascinant : des artistes qui reprennent le fil de leur métier après lui avoir dit adieu. Des gens qui trouvent encore la force de continuer à se tourner vers cette forme, cela produit souvent du jamais vu. Cette pièce était destinée à être rangée dans un coffre-fort. O’Neill a fait stipuler qu’elle ne pourrait être rendue publique que vingt-cinq ans après sa mort. Il l’a écrite sur le tard et seulement pour lui-même. »

Koen van Kaam : « Il avait une relation très problématique avec ses propres enfants et ses compagnes et voulait analyser ce qui en était la cause. Pour ce faire, il lui a fallu revenir à la cellule familiale dans laquelle il avait grandi. Cette pièce met en scène la famille Tyrone, qui s’inspire clairement de sa propre famille : un père aigri qui était autrefois un comédien prometteur, une mère repliée sur elle-même et morphinomane, un frère cynique qui n’arrive pas à décrocher de l’alcool. Dans ce texte, O’Neill a tenté d’invoquer les esprits de ses parents et de son frère, bien qu’ils fussent morts depuis longtemps. Il voulait affronter ses démons et découvrir où tout avait dérapé pour lui. »

« Le processus d’écriture fut un calvaire. Durant les deux années au cours desquelles il a travaillé à ce texte, il était ingérable. Certaines nuits, il sortait de son bureau en pleurant après avoir écrit une demi-page. Sa femme tentait alors de le calmer et souvent, elle n’avait d’autre remède que de le faire boire. Je peux comprendre qu’après coup il se soit dit : au coffre. Sa femme l’a toutefois fait publier deux ans après sa mort, pour éviter qu’O’Neill ne sombre dans l’oubli. »

Grandir dans cette famille dysfonctionnelle a causé un traumatisme qu’il n’a jamais pu surmonter. En fait, n’a-t-il pas reproduit la dynamique familiale lorsqu’il est devenu père à son tour ?

Jorgen : « Il ressemblait en effet beaucoup à son propre père : distant, souvent absent, à peine accessible. À la différence près que son père invitait ses enfants dans leur maison d’été, alors qu’Eugène a coupé les ponts avec ses enfants. Raison de plus pour vouloir que ce texte soit conservé dans un coffre-fort : se lamenter sur sa propre enfance misérable, alors qu’il a lui-même infligé une jeunesse épouvantable à sa progéniture, témoigne pour le moins d’arrogance. »

Dans quel personnage peut-on reconnaître O’Neill en personne ?

Jorgen : « Il s’est surtout identifié à Edmund, le fils cadet. “Je serai toujours amoureux de la mort”, dit-il à un moment donné. Cela aurait pu sortir tout droit de la bouche d’O’Neill. Au fond, Edmund ne veut rien d’autre que disparaître, se dissiper dans la brume. »

Koen : « Le récit de la vie d’Edmund se lit comme la biographie d’O’Neill. À 18 ans, O’Neill fuit le domicile parental, à la recherche d’un chez-soi. Au cours de ses périples en mer et de ses voyages en Amérique du Sud, il sombre dans une dépression et se met à boire au point de frôler la mort. Après une tentative de suicide ratée, il contracte la tuberculose. Ses parents le font alors admettre dans un sanatorium. Ce n’est qu’après ce séjour qu’il se lance dans l’écriture avec assiduité. La pièce se déroule au moment où Edmund vient d’apprendre qu’il est atteint de la tuberculose, soit dans cette période douloureuse qui précède le début de sa carrière. »

Jorgen : « Quand Edmund parle de sa condition d’auteur, il dit : “Je ne fais que bégayer.” Voilà qui fait également écho à la voix d’O’Neill. Je ne pense pas qu’il avait beaucoup d’estime pour ses propres écrits. Son travail lui tenait à cœur, il y attachait de l’importance, mais je ne pense pas qu’il le situait au niveau de la littérature mondiale. Au contraire, je pense qu’il a toujours considéré ses écrits comme assez banals. »

Koen : « Et c’était bien sûr son objectif : il voulait rapprocher le théâtre de la réalité, écrire ce qu’il observait autour de lui, la manière dont les gens parlent, dont ils se comportent. Il s’enorgueillissait surtout d’avoir été le premier à introduire “le récit états-unien” au théâtre. Avec des pièces comme The Hairy Ape, il a donné le coup d’envoi de l’histoire du théâtre états-unien dans les années 1920. Avant cela, il était d’inspiration beaucoup plus britannique. »

La pièce se lit comme une descente en enfer émotionnelle : les dialogues sont acerbes, pleins de reproches et d’amertume, mais en même temps, les personnages tentent d’exprimer leur affection, leur tendresse et leur compassion.

Koen : « Ce n’est pas facile de gérer cela sur le plateau. Nous nous sommes rendu compte qu’il ne fallait surtout pas souligner ce lien, mais plutôt procéder de manière inverse : plus les personnages sont froids, distants, dénués d’amour sur scène, plus on ressent de l’affection. Si les acteurs partent en quête d’amour dans leur jeu, ils aboutissent dans une impasse. »

Jorgen : « Plus la frustration d’un personnage envers un autre est grande, plus il est étrange qu’ils restent assis ensemble et continuent à se parler. »

Parce qu’ils savent qu’ils sont condamnés l’un à l’autre ? Qu’au-dehors les attend une solitude encore plus abyssale ?

Koen : « Ce sont précisément les questions qu’on ne se pose qu’au moment où l’on ne comprend plus pourquoi ils restent assis ensemble. Ces personnes ne sont en effet pas très aptes à fonctionner dans la société, c’est le moins qu’on puisse dire. Elles se connaissent mutuellement de bout en bout. Elles savent ce qu’elles n’ont plus à attendre les unes des autres et pourtant chacun reste assis, dans sa construction personnelle. »

Jorgen : « Je ne crois pas grand-chose de toutes les histoires que racontent les personnages. Il y a certes un fond de vérité quelque part, mais du reste, ils ne font que contribuer à l’image qu’ils veulent créer d’eux-mêmes. Les autres en ont parfaitement conscience, mais au lieu de percer à jour ces histoires, ils les confirment. Cela témoigne d’affection : se rendre compte que quelqu’un ne peut pas continuer sans ses propres illusions et donc les lui concéder. Même si les dialogues semblent parfois âpres, ils contiennent aussi de la douceur pour les rêves et les illusions des uns et des autres. Lorsqu’à la fin et en état d’ébriété, le père reconnaît qu’il est un horrible avare, il ne s’agit pas d’une révélation soudaine. Tout le monde l’a déjà entendu dire ça cent fois, sans réagir. »

Koen : « O’Neill avait l’œil pour repérer les illusions dans lesquelles les gens se complaisent, pour la façon dont ils construisent leur identité et le monde qui les entoure. Grâce à ces constructions, l’ordre semble émerger du chaos, mais elles vous empêchent à la fois de voir le monde tel qu’il est réellement. Il s’est toujours inscrit en faux contre le fait de prendre ces illusions pour la réalité. O’Neill ne voyait que des constructions autour de lui ; il les respirait chez tout le monde. Il voulait les percer à jour et en exposer le caractère artificiel. »

« Ce n’est que dans ses derniers ouvrages qu’il parvient à la conclusion qu’il est vrai que tout n’est que construction, mais que l’être humain ne peut s’en passer. Et qu’il est donc insensé de l’en priver. C’est un point de vue que l’on ne retrouve pas dans ses œuvres précédentes. On l’observe dans la façon dont il dépeint ses parents et son frère dans Long Day’s Journey into Night : il explore à quel point ces personnes se sont identifiées à leurs illusions et leurs constructions identitaires, à quel point elles les ont intériorisées. Dans sa courte préface, il affirme avoir écrit cette pièce “avec une profonde compassion, compréhension et indulgence pour les quatre Tyrone hantés”. Il a enfin pu montrer de la compassion et de la compréhension, et a finalement pu concéder à l’être humain de vivre avec ses illusions. »

On a l’impression que les personnages sont prisonniers de leurs constructions identitaires, qu’ils y sont complètement claquemurés. Y a-t-il néanmoins une forme d’évolution dans la pièce ? Sont-ils dans un processus de changement ?

Jorgen : « La principale évolution est la mesure dans laquelle ils admettent leur dépendance. D’un apéritif à une beuverie nocturne et d’une quantité minime de morphine à une quasi-overdose. La terreur de la dépendance est un thème majeur de la pièce. Comment la dépendance fait-elle obstacle à l’humanité des personnages ? Comment peut-elle les conduire à se retourner contre leur propre famille pour entretenir leur dépendance ? »

Koen : « O’Neill nous présente des personnages coincés dans une sorte d’inertie, dans une situation où aucun mouvement n’est possible. Comme une image fixe d’un film, une image à l’arrêt. O’Neill avait une relation compliquée avec ses parents, et ce jusqu’à leur mort. Lorsqu’il a remporté le prix Pulitzer, son père a enfin reconnu son talent d’écrivain, mais peu après, ses deux parents sont morts. En somme, rien n’a jamais changé. La situation qu’il décrit dans cette pièce est celle dans laquelle la relation familiale se trouvait au moment où elle a pris fin. »

Jorgen : « Il n’y a donc pas de véritable catharsis dans la pièce. Aux États-Unis, on la considère comme la tragédie américaine par excellence, mais nous ne la voyons pas ainsi. Les personnages portent bien quelque chose de tragique en eux, mais ce n’est certainement pas une tragédie classique. Pour cela, il faut un héros, un personnage qui se situe à une hauteur respectable dont il dévale et tombe très bas. Or, il n’y a pas ce type de personnage dans la pièce. »

Koen : « Le seul élément tragique est celui du destin. On voit des personnes qui tentent d’échapper à leur sort, mais qui s’y précipitent malgré tout. Il n’y a en effet pas de catharsis dans ce qu’O’Neill a écrit. Pour lui, la purification se situe dans l’acte d’écrire. »

La langue joue toujours un rôle important dans vos productions. Comment l’utilisez-vous dans ce spectacle ?

Koen : « Chaque personnage parle une langue différente. Trois des quatre acteurs s’expriment dans leur langue maternelle, à savoir le néerlandais, le français et l’arabe levantin. Edmund est joué par un comédien néerlandophone (Tijmen Govaerts) à qui nous avons demandé de jouer en anglais. »

Jorgen : « Nous cherchions une forme théâtrale supplémentaire. Le fait que chaque personnage parle une langue différente crée d’emblée un sentiment d’isolement. En tant que spectateur·rice, on comprend beaucoup plus vite que ces personnes sont des entités dissociées. Chacun est seul sur son île. La langue oriente la pensée et contribue à déterminer l’identité. Puisqu’ils s’expriment chacun dans une langue différente, on les voit et les entend parler les uns à côté des autres et l’on constate d’autant plus combien la communication entre ces personnes est problématique. »

« S’exprimer dans sa propre langue permet aussi d’apporter à la pièce ses propres traditions théâtrales. Et il existe de grandes différences entre elles. C’est très intéressant de voir comment elles s’entrechoquent. Cela renforce aussi l’idée que tous les personnages sont coincés dans leurs propres constructions artificielles. »

Koen : « Nous avons adapté le texte original en profondeur. Précisément en raison de ce multilinguisme, mais aussi pour éviter toute forme de verbiage et pour réduire la langue à sa quintessence. Ces gens ont le même sang, la même moelle osseuse. Il n’est pas nécessaire de tout dire, de tout exprimer. Il s’agit essentiellement de ce qui n’est pas dit, de l’état dans lequel ils se trouvent, de ce qui sommeille sous les mots, de ce qui est en latence entre les lignes : la déception de soi et de l’autre, les reproches et les accusations, la jalousie et le regret, le doute et la haine de soi, l’affection et l’amour. O’Neill a réussi à écrire une pièce qui fait office de chambre d’écho dans laquelle résonnent et se heurtent toutes ces émotions contradictoires. »

[traduit du néerlandais par Isabelle Grynberg]